Christelle Lheureux


Reprocessing Reality – Christelle Lheureux

DES NARRATIONS MULTIPISTES
Par Bertrand Bacqué


Le visuel et le sonore vont donner lieu à deux images héautonomes, une image auditive et une
image optique, constamment séparées, dissociées ou décrochées par une coupure irrationnelle
entre les deux… Pourtant, l’image devenue audio-visuelle n’éclate pas, elle gagne au contraire
une nouvelle consistance qui dépend d’un lien plus complexe de l’image sonore et de l’image
visuelle.
Gilles Deleuze*



Dans India Song, Marguerite Duras faisait raconter par plusieurs voix l’histoire, à la fois fictive
et réelle, d’Anne-Marie Stretter. Dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, elle reprenait la
bande-son du film précédent (à l’origine, une pièce radiophonique) et l’accompagnait de longs
travellings dans le Palais Rothschild qui avait accueilli le tournage initial. Il en résulte une
poésie à nulle autre pareille, fondée sur des décrochages successifs entre bande-son et
bande-image, résumant toute la modernité cinématographique. C’est un même sillon que
creuse l’oeuvre de Christelle Lheureux. Cependant, celui-ci n’est plus situé aux confins du
théâtre et du cinéma, mais entre le cinéma du réel et l’installation vidéo. Après Artur
Zmijewski en 2006 et Clarisse Hahn en 2007, avec qui nous avions interrogé les enjeux
éthiques posés par la transgression du rapport filmeur/filmé, c’est cette frontière que Visions
du Réel propose d’explorer dans le cadre de Reprocessing Reality et, plus précisément, les
questions esthétiques posées par les enjeux narratifs les plus contemporains.
Après des recherches essentiellement formelles, l’art d’aujourd’hui retrouve le chemin de la
narration, au risque de toutes les hybridations. Mais c’est surtout auprès du cinéma qu’il vient
se ressourcer. De fait, les oeuvres vidéo et les installations de Christelle Lheureux explorent
ces nouveaux enjeux narratifs, jusque dans les pannes et les suspensions du récit. Que l’on
pense à l’hallucinant Bingo Show (2003) où des présentateurs hantent un plateau télé entre
deux directs, tels des pantins figés en attente d’une histoire à incarner; à Second Love in Hong
Kong
(2004) où une jeune femme semble errer dans un bois, accompagnée en off par un
premier récit emprunté à une bande dessinée et à un second relatant la mort d’un chien; à
Ghost of Asia (2005) où des enfants s’amusent d’un fantôme en lui donnant des ordres afin de
mieux dédramatiser le tsunami; à la balade d’A carp jump in his mind (VdR 2005) inspirée d’un
manga sur Hiroshima qui renvoie inévitablement à… Hiroshima mon amour! Et que dire de la
bien réelle protagoniste de Water Buffalo (VdR 2007) à son tour hantée par les récits héroïques
d’un soap-opéra diffusé par la télévision vietnamienne.
En travaillant sur les jonctions et les disjonctions possibles entre la bande-son et la bandeimage
(Gilles Deleuze aurait parlé d’«héautonomie»), toutes ses oeuvres explorent donc le
décadrage et la suture entre la réalité et l’imaginaire, qu’il soit collectif ou individuel, dans un
geste éminemment contemporain. C’est de ce même principe que participe L’expérience
préhistorique qui va être menée pour la première fois en Suisse, après le Japon, la France, la
Corée, la Thaïlande… et, plus récemment, le Canada. Retrouvant le geste des bonimenteurs du
cinéma muet qui racontaient le film aux spectateurs, Christelle Lheureux demande à un
écrivain de réinventer l’histoire des Soeurs de Gion, l’un des premiers films parlants de
Mizoguchi, dont elle a remis en scène chaque plan, sans en enregistrer les dialogues. Nous
vivrons donc in situ cette expérience unique avec un auteur romand, retrouvant sous une
forme à la fois très archaïque et très contemporaine, les délices d’un récit original qui semble
s’écrire sous nos yeux.

Bertrand Bacqué


Née en 1972, Christelle Lheureux est basée à Paris. Après une formation aux universités
d’Amiens et de Paris 8, elle a étudié aux Beaux-Arts de Grenoble puis au Fresnoy. Elle réalise
depuis 1997 des installations vidéo et des films qu’elle présente dans des lieux d’art
contemporain (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, MAMCO à Genève, Pusan Biennale et
Art Sonje en Corée du Sud, Hiroshima Art Document au Japon...) et dans des festivals de
cinéma (Visions du Réel, Rotterdam International Film Festival, Bangkok Experimental Film
Festival, Vancouvert International Film Festival...). À l’occasion de résidences en Asie, elle
collabore avec des artistes, des cinéastes, des architectes ou des écrivains, parmi lesquels
Apichatpong Weerasethakul (Atelier VdR en 2005). Depuis 2006, elle enseigne le cinéma à la
Haute école d’Art et de Design de Genève. Elle est représentée par la galerie Blancpain
(Genève) et Artericambi (Italie).


Oeuvres présentées au Festival:

Second Love in Hong Kong (2002, réalisé avec Apichatpong Weerasethakul), Bingo Show
(2003), Ghost of Asia (2005, réalisé avec Apichatpong Weerasethakul), A Carp Jumps in His
Mind (2005), L’expérience préhistorique (2008)

 


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