Christelle Lheureux


FESTIVAL VISIONS DU REEL 2008
L’expérience préhistorique : une expérience de cinéma inédite
Par Briana Berg


Du 17 au 23 avril, le festival Visions du Réel décline sa palette de documentaires, d’ateliers et de débats sur les différentes facettes du monde actuel. Fidèle à une ligne directrice privilégiant tant le fond que la forme, le festival s’annonce cette année militant dans ses thèmes, avec des séances spéciales dédiées à Carole Roussopoulos ou au couple Lydia Chagoll – Frans Buyens, et avant-gardiste dans son questionnement des possibilités narratives et esthétiques de l’œuvre audiovisuelle, avec une expérience de cinéma inédite: L’expérience préhistorique de Christelle Lheureux.

C’est une jeune cinéaste-plasticienne française enseignant à la Haute Ecole d’Art et de Design de Genève (H.E.A.D) qui est à l’honneur de la section Reprocessing Reality, dédiée au dialogue entre art contemporain et cinéma du réel. Les films, films-installations ou films-installations-performances de Christelle Lheureux bousculent et questionnent la manière conventionnelle de concevoir, de percevoir et de regarder un film. Cette artiste s’intéresse à la manière dont les images, la bande-son et la narration peuvent être assemblés pour créer une œuvre filmique ; ses installations audiovisuelles s’attachent à dissocier ces éléments, à les faire exister dans des espaces différents, à les recomposer autrement pour créer de nouvelles formes et des interprétations multiples. Loin d’être figés de manière définitive, ses projets se construisent et peuvent évoluer dans le temps. L’expérience préhistorique est le fruit d’un travail qui a débuté en 2003 et qui se poursuit encore aujourd’hui, réinventé d’un pays à l’autre. Le 21 avril prochain, les spectateurs du festival de Nyon auront le privilège de découvrir une version spécifiquement créée pour la Suisse.

L’expérience préhistorique est un film-installation-performance qui fait remonter le spectateur aux débuts du cinématographe, au temps du muet où des bonimenteurs commentaient les images défilant sur l’écran. Partant du premier film parlant de Kenji Mizoguchi, Les sœurs de Gion (1936), qui traite de l’assujettissement de la femme à l’homme, et du constat que la bande-son de cette œuvre explique à elle seule l’ensemble des images, Christelle Lheureux a pris le parti de recréer le film scène par scène pour explorer la multiplicité des histoires qui pourraient en surgir. Des acteurs non professionnels, se basant sur la bande-son des Sœurs de Gion, ont reproduit les scènes de Mizoguchi en remplaçant les dialogues par des regards et les actions par des poses. Cela donne un résultat très particulier, une sorte de film fantôme sans échanges verbaux ni mouvements autres que des entrées et des sorties du champ de la caméra, des images en attente de sens.

Sur cette matrice primitive peuvent alors se greffer tous les imaginaires. La vidéaste a ainsi demandé à l’une des dernières benshi japonaises, Sawato Midori, de créer une histoire en rapport avec les images, puis de la raconter en direct pendant la projection du film. Le benshi est la version japonaise du bonimenteur européen ; venu du théâtre kabuki, il avait une importance beaucoup plus grande que celle d’un simple raconteur. Du temps du muet, le benshi présentait le film et en lisait les cartons ; il interprétait également tous les personnages, expliquait les passages difficilement compréhensibles ou donnait sa version des faits, allant parfois même jusqu’à réciter des poèmes pendant de longs travellings. Au Japon, les benshi étaient les stars du cinéma muet ; leur art, aujourd’hui tombé en désuétude, était si couru que le public recherchait davantage le narrateur que le film. Dans le cas présent, le rôle de Sawato Midori dépasse celui du benshi : à la fois interprète et créatrice du récit, elle donne sens aux images par son interprétation, devenant l’intermédiaire entre le spectateur et les images.

En travaillant cette forme très particulière du remake, qui tient à la fois du remontage et de la réinterprétation, Christelle Lheureux montre qu’un film est une matrice permettant de multiples versions. Elle a ainsi demandé à d’autres artistes – écrivains, poètes, scénaristes – de suivre la démarche de Sawato Midori lors de projections dans différents pays. Le bonimenteur moderne est libre d’apposer sur les images de la vidéaste des dialogues de son cru, des monologues, des pensées ou des silences, voire même des textes préexistants d’autres auteurs. L’expérience préhistorique a ainsi connu 8 versions, y compris la version muette, de la France au Québec en passant par la Corée, les Pays-Bas, l’Italie, la Thaïlande et le Vietnam. C’est au tour de la Suisse de contribuer à cette histoire par l’intermédiaire d’un écrivain romand qui donnera son interprétation en direct à Visions du Réel.

Christelle Lheureux travaille souvent en collaboration avec des artistes venant d’horizons divers et combine la cinéma avec d’autres formes artistiques allant de la bande dessinée à l’architecture. Elle met en images des textes contemporains (écrits, visuels ou en trois dimensions), des images liées à cette matière première par le sens ou le glissement de sens. Sa rencontre avec Apichatpong Weerasethakul, à qui Visions du Réel avait consacré un atelier en 2005, a donné lieu à deux films-installations qui seront présentés cette année sous leur forme filmique : Second Love in Hong-Kong (2002) et Ghost of Asia (2005). Ghost of Asia, à la fois ludique et poignant, opère comme une dédramatisation du tsunami. Tels des réalisateurs en herbe, les enfants d’une île thaïlandaise dictent à un acteur, sorte de personnage-fantôme, des tâches à accomplir. Second Love in Hong-Kong prend son point de départ dans une bande dessinée romantique thaïlandaise. A nouveau, les auteurs opèrent un assemblage d’éléments d’origines diverses. Sur la lecture de ce texte en voix off se greffent les images d’une jeune femme d’origine asiatique se promenant dans une forêt européenne, comme une incarnation de la migration des peuples évoquée par la bande dessinée. Le décalage entre la bande-son et les images devient magique lorsque les hautes herbes se font océan, quand marcher sur un sentier herbeux équivaut à patauger les pieds dans l’eau ; puis le bruit des moyens de locomotion urbains envahit la nature, soulignant la facilité actuelle, sur le plan physique du moins, du déplacement des êtres humains. Le moyen-métrage finit sur un renversement des termes du cinéma : la jeune femme interpelle le guitariste qui joue sur la bande-son et la musique s’arrête, comme si le personnage pouvait s’extraire du récit tandis que l’accompagnement musical externe à la narration s’y fondait.

Restent encore à découvrir Bingo Show (2003) et A Carp Jumps in his Mind (2005). Le premier révèle les présentateurs du loto télévisé dans l’attente de prendre l’antenne, comme un conte moderne sur les habitants de la petite lucarne, pantins inanimés qui ne prennent vie que lorsque le tube cathodique s’allume… Dans A Carp Jumps in his Mind, la lecture en voix off d’un manga sur la bombe atomique, Barefoot Gen, se superpose aux images d’un jeune Japonais se promenant dans une forêt proche d’Hiroshima. Le visuel paisible atténue l’horreur du récit, le renouveau d’une nature luxuriante et calme s’oppose à la chronique de destruction, le présent et l’avenir répondent au passé, associant la sérénité à l’indispensable travail de mémoire.

Les œuvres de Christelle Lheureux évoquent ainsi l’expérience humaine contemporaine, les décalages liés aux passages entre nature et urbanisation, aux déplacements culturels et géographiques, à l’aller-retour entre passé et présent, renvoyant peut-être, comme dans L’expérience préhistorique, à la nécessaire déconstruction et reconstruction personnelle qui en découle. Dans tous ses films, on retrouve les préoccupations de la vidéaste : le travail de dissociation entre le son et l’image, entre la voix et le personnage, mêlé à la superposition des textes, se double de liens et de sens parallèles permettant de créer de nouveaux narratifs. Le spectateur peut laisser son imaginaire vagabonder et construire sa propre interprétation. Une expérience inédite et l’opportunité d’appréhender le cinéma et le réel autrement.


La réalisatrice sera présente après la projection de L’expérience préhistorique pour une discussion avec le public.

Encart :
A noter également le documentaire de Jean-Louis Comolli, La vraie vie (dans les bureaux), un portrait plein de finesse et d’humour sur les conditions de travail, la routine et les rêves de femmes œuvrant dans les bureaux de la Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France au début des années 90
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