Christelle Lheureux
 

Christelle LHEUREUX

Galerie Blancpain Stepczynski, Genève
Exposition du 5 novembre 2005 au 21 janvier 2006



À la fois d’une grande complexité et d’une infinie simplicité, l’œuvre filmique de Christelle Lheureux renoue
avec la dimension spectrale du cinéma primitif. Englué dans la duplication mimétique des apparences et
soumis aux contraintes de l’industrie du spectacle, l’art cinématographique a perdu dans ses formes les plus
ordinaires cette aura. Aussi, plutôt que de rajouter de façon redondante des images aux images, Christelle
Lheureux s’attache-t-elle à faire ressurgir « l’expérience préhistorique »—selon le titre d’une de ses premières
œuvres—de la formation même de l’image dans l’esprit du spectateur de cinéma. Pour cela, elle s’appuie no-
tamment sur la stratégie du remake, opération simultanée de redoublement et de décalage qui lui permet de
dissocier la représentation des mécanismes élémentaires de reproduction.
Représenter l’irreprésentable, telle est en effet la question au cœur de A Carp Jumps in His Mind dont le
sujet est la destruction atomique d’Hiroshima et sa perception dans le Japon actuel. Le prologue présente
symboliquement un écran noir tandis qu’une voix off, qui semble extraite d’un documentaire, rappelle les
événements ayant préludé au bombardement. Le film tisse ensuite ensemble trois récits. Le point de départ
est un manga très populaire au Japon, Barefoot Gen, qui raconte l’histoire d’Hiroshima du point de vue d’un
enfant. De ce dessin animé, qui est lui-même une reconstitution, l’on ne voit cependant aucune image. Il
nous est restitué par la narration toujours en voix off d’un jeune Japonais que la cinéaste filme parallèlement
déambulant seul dans une forêt proche du lieu de la catastrophe. Dans cette nature luxuriante, le rythme lent
de la promenade associé au bercement régulier de la bande-son crée un effet de tranquillité hypnotique. D’un
bond, le passage d’un train dans les derniers plans du film nous fait passer de l’enchantement de cette forêt à
la ville nouvelle d’Hiroshima. Mais la coupure est amortie par le cadrage des tours vues à travers des brancha-
ges, la nature alentour posant sur la ville l’empreinte de sa sérénité. Ainsi à partir d’un événement traumatique,
Christelle Lheureux produit-elle un film sur l’apaisement qui à rebours de l’occultation du souvenir passe par la
mise en abyme du travail de mémoire.
Dans le projet intitulé L’expérience préhistorique,  réalisé à partir du film de Mizoguchi, Les soeurs de Gion
(1936), il s’agit en quelque sorte de rembobiner l’histoire du passage du muet au parlant, dont ce film
constitue l’un des points de basculement, pour poser, toujours et à nouveau, la question des liens, de la
liaison, de la relation entre les éléments devenus habituels de toute construction narrative au cinéma. Si ce
regard rétrospectif sur la préhistoire du cinéma semble suggérer qu’il continue d’être important de poser la
question «comment raconter une histoire?», la déconstruction et, en tout cas, la distanciation systématique
des mécanismes de la projection et de l’identification rendent cependant le processus de lecture totalement
aléatoire. Comme si l’histoire qu’il s’agissait de raconter devait toujours être autre, de sorte qu’elle ne puisse
plus jamais s’inscrire comme avant sur une pellicule. La multiplication des occasions de penser à un autre film
possible, à partir de celui que l’on croit être en train de regarder, est ici une constante. Telle serait la condition
sine qua non pour réapprendre à faire nôtre l’enchaînement des trois mots - «raconter», «notre», «histoire».
Mais pourquoi le spectateur jouerait-il le jeu, prendrait-il cette place que si généreusement et démocratique-
ment on lui tend dans les creux ou entre les strates des différents films potentiels? Parce que c’est la seule
manière de recommencer à apprendre comment rendre solidaire la totalité fragmentée et aliénée qui est la
nôtre, comment reconstituer une relation empathique avec le milieu.


Christelle Lheureux, née en 1972 à Bolbec (France). Vit et travaille à Paris.

Cette exposition a eu lieu à la galerie blancpain stepczynski en novembre 2005.



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