Christelle Lheureux
 

Water Buffalo
Petit journal du Festival Cinéma du Réel 2008, Centre Pomidou
Ronan Govys et Lucrezia Lippi
Sélection Française, 33’
Dimanche 9, 16h, Cinéma 1
Vendredi 14, 11h, Centre Wallonie Bruxelles
Samedi 15, 15h, Petite Salle + Débat


«Nous baignons plus que jamais dans les images. Mais ça produit du lien, d’être ainsi mangé par elles, et ça ouvre à une forme de poésie.» Christelle Lheureux

Une étrange ondée traverse ce film, dont l’héroïne est une spectatrice. Amorphe et muette, elle a ce je-ne-sais-quoi de « poissonnier » dans le regard alors que sa voix trouve une résonance, tranquille léthargie, dans la lenteur d’une petite bulle remontant jusqu’à la surface d’un aquarium. Mais quel est l’air que respire cette voix ? Quel est ce poumon d’où elle nous parvient ? Ceux de l’imaginaire d’une population entière face à sa télévision autant que celui de la réalisatrice, qui découvrit ces images et par lesquelles seules elle pouvait en comprendre le récit. Le film est la conséquence de ces croisées de regards, son hétérogénéité s’érige au fondement d’images et de sons dont les liens se cherchent, s’expérimentent ou se trouvent, dans un bain d’imaginaires.

Le tout début du film semble ouvrir sur l’énonciation d’un
dispositif, il y a même une manière de générique dans ces dessins de contours blancs qui se superposent aux images d’une jeune femme regardant la télévision, mais vous n’en réitérez pourtant pas le motif.

Les dessins me permettaient d’installer l’idée de superposition des récits. Dès le générique, un récit se superpose aux images du soap-opera que la jeune fille regarde à la télévision. J’ai demandé à un ami dessinateur de les réaliser pour mon film, mais la série elle-même comprenait des dessins dans son générique. La musique que l’on entend en provient également. Et si le spectateur français pensera effectivement davantage à un dispositif de superposition, le spectateur vietnamien, je pense, percevra très nettement le lien avec la série, ce qui lui permettra de s’identifier à la spectatrice de mon film.

Vous voulez dire que le film peut être perçu différemment selon que son public soit occidental ou vietnamien ?

Absolument, pour un Européen ça ressemblera à un « truc » d’artiste, alors que les Vietnamiens le considéreront comme un portrait, à travers une histoire qu’ils connaissent tous.

Depuis ce début et pendant tout le déroulement du film, vous produisez, dans la manière dont vous raccordez les regards de la jeune femme avec ceux des enfants dans la série, un faux champ – contrechamp qui installe comme un trouble : qui regarde qui ?

Il s’agit de mettre les spectateurs de mon film entre les deux regards, celui de la jeune fille et ceux des petits garçons de la série, de poser la question-même du spectateur comme point de connexion entre les images. Je voulais en fait travailler la représentation, celle d’un imaginaire et d’une réalité, même mise en scène ; faire un portrait sur l’imaginaire d’une jeune personne vietnamienne à travers le mien propre.

A ce propos, quelle place donnez-vous à la voix dans ces croisements d’images ?

Une chose qui mérite d’être précisée peut-être est que la voix du récit est celle de la jeune fille. C’est même elle qui a fait la bande son en quelque sorte. Quand j’étais au Vietnam, je pouvais voir partout cette série télévisée, mais je ne comprenais pas ce qui s’y disait : c’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que je n’ai pas laissé place à la bande-son originaire du soap opera. J’ai plutôt pensé de demander à cette jeune fille d’en faire le récit. Je me suis contentée de l’enregistrer, j’en ai fait faire la traduction, et puis je l’ai nettoyé de manière à garder une ligne simple. C’est à ce moment là que j’en m’en suis servi pour rechercher les lieux qui pouvaient y correspondre dans mon esprit.

On saisit ces correspondances que vous tissez. Vous développez des jeux de rimes et de résonances mais qui paraissent anodins, banalisés dans la quotidien de la spectatrice.

J’ai procédé ainsi parce que des actions trop signifiantes auraient affaibli la force d’évocation de la bande son où la spectatrice raconte la série. J’ai donc choisi des moments creux, où elle est plutôt dans la contemplation que dans l’action. Cela permet au récit vocal d’apparaître, de s’équilibrer aux images. Il est possible pour le spectateur de s’y perdre d’ailleurs, du fait que le récit et les images sont traités également, l’un dans l’autre, mais j’aime bien qu’on se perde un peu. Quant à ce qui fait écho dans le quotidien de la jeune femme, j’ai voulu jouer davantage sur des analogies qui me permettaient d’insister sur des contrastes entre l’univers urbain d’aujourd’hui, de la spectatrice, et l’histoire campagnarde des années 50 qu’elle regarde ; comme par exemple dans le rapport que l’on peut faire entre la scène de karaoké et la voix qui raconte la prière d’un moine dans une grotte. Il y a imbrication, mais davantage pour le plaisir du geste car ce n’était pas le but du film.

Cette imbrication ne va donc pas tout à fait jusqu’à la contamination ?

Il y a cependant une hantise. Cette série hante l’imaginaire des Vietnamiens, elle passe en boucle à la télévision, dans les salons ouverts sur la rue où les gens affluent pour la regarder. C’est quelque chose qui m’avait frappée lorsque je m’étais trouvée là-bas : traverser ces salons et ces regards fixés sur l’écran, c’était vraiment traverser leurs imaginaires. Au Vietnam, les séries font partie du quotidien, tout le monde les regarde et elles sont de toutes les conversations : les spectateurs sont toujours très au courant de ce qui s’y passe, de ce qui arrive aux personnages. Mais les grandes questions qui nous occupent nous en Occident, sur la représentation, leur sont étrangères. Quand nous nous trouvons dans un rapport critique et distancié, eux parviennent encore à préserver leur innocence dans la réception des images.

L’apparition de l’enfant dans l’univers de la spectatrice semble tout de même participer d’un mouvement où la jeune fille fait remonter jusqu’à elle le récit qu’elle se raconte. Il y a même un sentiment de traversée de l’écran.

C’est ça l’idée. On est souvent hanté par des images qui nous restent, celles d’un film par exemple qui peuvent remonter jusqu’à nous après plusieurs années, c’était important pour moi d’insister dessus. Cela s’ajoutait à ces petits systèmes d’analogie, qu’on a soi-même dans nos quotidiens. Nous baignons plus que jamais dans les images aujourd’hui, nous ne pouvons nous en défaire et nous sommes même « mangés » par elles. Mais ça produit du lien, d’être ainsi mangé par les images, et ça ouvre à une forme de poésie. Je pense que tous mes films traitent de cette question.

Le motif de l’aquarium traverse votre film, vos images et celles que vous montrez de la série semblent baigner dans une torpeur toute aquatique, qu’une bouche chantante mais muette dans le karaoké souligne bien par ailleurs. Puis il y a ce titre pour le moins étrange, Water Buffalo.

C’est encore l’idée de jouer sur des choses qui n’ont pas l’air de raccorder, l’eau et le buffle donc. En fait, ce titre m’est venu pendant le tournage, un bateau passait sur le Mékong et il s’appelait « Water Buffalo ». J’en avais d’abord fait mon titre de travail avant qu’il ne s’impose finalement.


Paris, 9 mars 2008



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