Le corps morcelé
Le cinéma a été
l'une des dernières aventures collectives. L'une des dernières
tentatives modernes de dire la relation quand toutes les formes communautaires
traditionnelles étaient en train d'être annihilées.
Avec beaucoup de constance depuis quatre ans, la forme cinématographique
et, plus incidemment, la télévision sont au cœur de la réflexion
menée par Christelle Lheureux : portrait d'un environnement lisse,
anonyme, aseptisé, dont le temps gris et pluvieux est parfois la
métaphore ; emphase mise sur le vide ; personnages qui posent, figés
comme des choses, simples exécutants inconscients de l'expérience
pour laquelle ils sont mis à contribution ; long travelling à
pied ou en voiture. Telles sont les modalités juxtaposées
du montage « cut » pratiqué par Christelle.
Dans le dernier projet,
réalisé à partir du film de Mizoguchi, Les sœurs
de Gion (1936), il s'agit en quelque sorte de rembobiner l'histoire
du passage du muet au parlant, dont ce film constitue l'un des points de
basculement, pour poser, toujours et à nouveau, la question des
liens, de la liaison, de la relation entre les éléments devenus
habituels de toute construction narrative au cinéma. Si ce regard
rétrospectif sur la préhistoire du cinéma semble suggérer
qu'il continue d'être important de poser la question « comment
raconter une histoire ? », la déconstruction et, en tout cas,
la distanciation systématique des mécanismes de la projection
et de l'identification rendent cependant le processus de lecture totalement
aléatoire. Comme si l'histoire qu'il s'agissait de raconter devait
toujours être autre, de sorte qu'elle ne puisse plus jamais s'inscrire
comme avant sur une pellicule. La multiplication des occasions de penser
à un autre film possible, à partir de celui que l'on croit
être en train de regarder, est ici une constante. Telle serait la
condition sine qua non pour réapprendre à faire nôtre
l'enchaînement des trois mots — « raconter », «
notre », « histoire». Mais pourquoi le spectateur jouerait-il
le jeu, prendrait-il cette place que si généreusement et
démocratiquement on lui tend dans les creux ou entre les strates
des différents films potentiels ? Parce que c'est la seule manière
de recommencer à apprendre comment rendre solidaire la totalité
fragmentée et aliénée qui est la nôtre, comment
reconstituer une relation empathique avec le milieu.
Jean-Christophe Royoux, janvier
2004.
Texte publié dans
le Journal du CRAC à l'occasion de l'exposition L'expérience
préhistorique CRAC, Valence, du 3 au 29 février 2004
lRetour
Retour
aux autres textes
|