Christelle Lheureux


Christelle Lheureux : Le film - dvd, un cinéma en construction

Par Pascale Cassagnau


Depuis  The House,  It is wonderfullLa chose que j’aime, Christelle Lheurex construit un univers cinématographique qui retrourne vers le spectateur le plan d’une «  réalité-écran »: lieu transitoire pour les personnages qui habitent momentanément l’image, le temps de s’inventer des comportements provisoires , chambre d’écoute en mode pause, et tamis pour capter des fragments d’architecture, de paysages urbains, des sons. Un film pour penser à d’autres, et  Kuala,  mettent en scène l’expérience de la désubjectivation qui est le thème profond des films de Christelle Lheureux , engageant à son tour le spectateur à faire l’expérience étrange de la désidentification, de la délégation du point de vue. Ces deux films " exposent "  le regard porté à distance sur des personnages filmés traversant des lieux « ciné-génériques » selon les termes propes à la réalisatrice ( Kuala Lumpur, Euralille) : les personnages y agissent par délégation. Dans ses oeuvres, Christelle Lheureux délègue à d’autres le soin de formuler scénario et dialogues.
Le Bingo Show  (2004)  interroge une place vide : l’architecture des jeux télévisés, le devenir-décor de tout plateau TV. Le Bingo Show interroge également un temps désaffecté : celui de l’attente qui précède l’enregistrement en direct d’une émission de télévision . La scène se passe sur le plateau de télévision de la loterie nationale de FTV à Sarajevo. Les présentateurs attendent le début du filmage. Ils sont figés en mode pause. «  FTV, l’équivalent de France Télévision à Sarajevo. Le plateau de télévision de la loterei nationale. Les animateurs sont prêts, ils attendent le direct. Le décor en lumière noire s’anime ; Le temps et les boules de loterie restent en suspension. Vent, fumigènes, crissements halogènes. La Station et ses habitants attendent leur transmission. Ces présentateurs sans voix, sans sourire, sont hors programme. Ils flottent dans un temps qui n’a plus de grille. Le montage génère une tragédie muette, recouverte par le bruit improbable du vent  venu d’insinuer dans le désert de ce tableau vivant. (...) Hors du monde, dans un temps circulaire, le plateau de télévision est bien cette caverne de lumière noire, où des automates attendent un signal pour s’animer dans un espace spectaculaire normé, froid, au style international. » (1) L’artiste décrit ici sa perspective : celle de retourner comme un gant la configuration qu’elle construit et déconstruit dans le même geste. Christelle Lheureux  met en exergue les éléments de la scénarisation des jeux de hasard, à partir de la construction fantasmatique des apparences du spectacle. Le décor, les présentateurs en manifestent la nature même. Dans ses films, l’artiste n’explore ni l’espace ni l’argument d’un paratexte quelconque ;  elle donne davantage à lire l’envers du décor, un point de vue renversé.

L’Expérience préhistorique
  est le nom d’une œuvre générique de Christelle Lheureux ainsi que le titre de quelques oeuvres conçues  à partir des Soeurs de Gion de Mizoguchi. C’est aussi le principe d’un film -dvd , d’un « remake multipiste » selon Jean- Christophe Royoux, explorant les effets narratifs de l’architecture même du support dvd, pour multiplier les versions d’une même histoire, et son interprétation dans des langues différentes.(2)

Evoquant l’origine de son projet, fort aujourd’hui de 6 versions, Christelle Lheureux écrit :
« En 1936, Kenji Mizoguchi tourne « Gion no shimai » ( Les Soeurs de Gion) . Une histoire de geisha impliquant douze personnages dans le Kyoto des années 30. C’est le début du cinéma parlant, l’enfance d’une relation entre le son, les voix et les images. De ce film de Mizoguchi, je ne conserve que la bande son qui inspire le script d’un nouveau film, L’Expérience préhistorique. Ce film muet en couleur met en scène douze personnes silencieuses, un paysage, Kyoto, le temps de la bande son de « Gion no shimai », 1h20m. Douze personnes immobiles, habitées et dirigées par les dialogues originaux du film de Mizoguchi. Une histoire des années 30 qui cherche à se greffer sur des visages d’aujourd’hui. Ces douze visages fabriquent une nouvelle histoire. C’est la première version de L’Expérience préhistorique". (3)

Sélectionnant  des expressions phatiques qui entretiennent la communication dans le film de Mizoguchi, l’artiste a élaboré les éléments d’une partition , à partir desquels elle détermine des indications pour les acteurs qui interprètent à leur tour le film, devenu muet. Christelle Lheureux a transposé des éléments dialogués en jeux de regard. Le découpage  de L’Expérience préhistorique n’en respecte pas moins très précisément le découpage du film de référence : à chaque changement d’espace correspond un changement de plan. L’expression d’ « expérience préhistorique » évoque le moment de la "préhistoire" du cinéma, lorsque celui-ci était l’objet d’une lecture- interprétation sonore, par la musique « live ». C’est ainsi que Christelle Lheureux a fait appel à une Benshi ou « narratrice/ doubleuse » professionnelle, pour la première version de l’Expérience préhistorique au Japon en 2003.
« Dans sa version initiale , la bande image fut confiée à une benshi -Midori Sawato-  l’une des toutes dernières en activité au Japon-dont le rôle fut d’inventer une première histoire possible , susceptible de relier entre eux l’ensemble des douze personnages du film pour constituer un récit cohérent. » ( 4) Le film devient une plateforme d’interprétation, une surface de projection pour des textes qui n’en constituent pour autant un commentaire. Dans un chapitre de son Art sonore, le cinéma,  intitulé L’inter-titre, troisième tuteur, et la parole élastique, Michel Chion souligne la très grande liberté d’interprétation dont jouissaient les Benshi dans leur activité de lecture et d’accompagnement des films : « Le Benshi, qui prenait beaucoup d’initiatives, se livrait aussi souvent à une sorte de « doublage » en direct approximativement synchronisé lorsqu’il faisait parler les personnages en imitant leurs différentes voix, le tout sur un accompagnement musical, comme nous avons entendu une benshi japonaise le faire lors d’une reconstitution présentée par Christian Belaygue au Festival d’Automne. Là encore, certains effets affectionnés par Orson Welles et Sacha Guitry, voire Jean Cocteau, consisteront à réincorporer dans le cinéma parlant, par moments, l’esprit du bonimenteur et sa liberté d’intervention. » (5)
Dans L’Expérience préhistorique, la projection donne lieu à une lecture-performance : la lecture d’un texte inédit, conçu pour la circonstance, et interprété dans la langue du pays où la projection a lieu.
A ce jour, il existe quatre textes qui déclinent quatre histoires différentes, quatre modalités d’écriture : ceux de  Midori Sawato, Christophe Fiat, Oscar Van Den Boogaards, Prabda Yoon, Jeon-Seoung Hwan selon cinq langues. ( japonais, français, flamand, thaïlandais, coréen).
A la manière du film dvd Kill Bill Iet II de Quentin Tarantino, L’Expérience préhistorique constitue un film dvd qui exploite l’arborescence et l’effet esthétique du chapitrage. Chaque spectateur peut ainsi choisir sa bande originale, ses dialogues, sa langue. Comme l’a abondamment rappelé Michel Chion dans ses nombreux essais sur la notion de bande son et de bande - originale au cinéma, celles-ci ne constituent ni un habillage ni une illustration sonore, mais participent de l’architecture du film. Par sa formule célèbre selon laquelle « Il n’y a pas de bande-son », Michel Chion souligne les différents degrés d’autonomie et de non autonomie des sons lorsqu’ils rencontrent les images. « Il n’y a pas de bande-son. Cette formule signifie que les différents sons figurant dans un film (paroles, bruits, musiques, sons divers) et qui concourent à son sens, sa forme et ses effets ne constituent pas en eux-mêmes, du seul fait d’appartenir à l’univers sonore, une entité globale solidaire et homogène. La présence d’une image les répartit et les divise (c’est l’audio-divisuel) et, en présence de cette image, les rapports de sens, de contrastes, de concordance ou de divergence que paroles, bruits et éléments musicaux sont susceptibles d’avoir entre eux, sont beaucoup plus faibles, voire inexistants, proportionnellement aux rapports que chacun de ces éléments sonores, pour son compte, entretient avec tel élément visuel ou narratif simultanément présent dans l’image. » (6)

Chez Christelle Lheureux, les différents chapitres multiplient les niveaux de lecture et de traduction. C’est cette bande originale au second degré qui devient l’objet du projet de L’ Expérience préhistorique, lui donnant sa dimension expérimentale. La juxtaposition de la bande d’images immobiles et des récits multipliés des narrateurs suscite autant de montages différents qui rejouent autrement la déliaison première de l’image et du langage.

La fille et le garçon ( 2005),  Ghost of Asia  (2005) avec Apichatpong Weerasetakhul, Tarzan l’Intrépide ( 2004) constituent également des doubles plate - formes de projection d’un potentiel narratif et d’interprétation. Tarzan l’Intrépide d’après le film éponyme de Robert Hill (1933) précise la nature de "réflecteur" que représentent les films de Christelle Lheureux : ici , l’acteur japonais filmé en un plan séquence de 1 h 26 mn improvise sa propre écoute fictive du film de Robert Hill. L’acteur qui regarde la caméra, conduit l’écoute de la bande son du film et la lecture des sous-titres pour le spectateur.

A carp jumps in is mind
(Hiroshima, 2005) est un long monologue d’après le manga Barefoot Gen de Keiji Nakazawa, qui vient se superposer à la déambulation d’un adolescent japonais dans la montagne près de Hiroshima, soixante ans après la catastrophe. Le récit «expose » des représentations de ce qui a eu lieu. Le paysage filmé agit comme un support, une toile de fond, pour les projections imaginaires que suscite la lecture du texte.

Le travail de Christelle Lheureux porte sur l’invention d’un univers des images en soustraction : ses oeuvres ouvrent des espaces, creusent des vides, vident les plans, étirent du temps et de l’espace.
Avec ses films-dispositifs et ses images à habiter, tels Les Busters , 2006, récit multipiste, Christelle Lheureux dispose les éléments d’un cinéma en construction, multipliant les passages, les traversées, pour convier le spectateur -devenu un hyperspectateur-  à la promesse d’un rendez-vous attendu.

Notes :
                                                                                 
(1) Christelle Lheureux, notes inédites de travail,
(2) Jean-Christophe Royoux, Un remake multipiste, texte inédit publié par Point ligne Plan, dans le cadre de la projection de L’Expérience préhistorique à la FEMIS , le 22 avril 2004.
Christelle Lheureux, notes inédites de travail.
(4)Jean-Christophe Royoux, op.cit., id.
(5)Michel Chion, Un art sonore, le cinéma- Histoire, esthétique, poétique, Edition des Cahiers du cinéma, 2003, p.18.
(6)Michel Chion, op.cit. p. 413-41.


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